1.
Introduction.
Bennet, Wolin et Steinglass ont attiré notre attention, dès
la fin des années ’70, avec leurs publications (8, 22, 23, 24, 25, 28, 29)
sur l’importance des rituels familiaux, dans le processus du système
alcoolique. Ils faisaient remarquer que la destruction des rituels familiaux
permettait la transformation du système familial en système alcoolique avec
l’organisation de la vie familiale autour et en fonction des conduites
alcooliques. Ils notaient, également, que lorsqu’il y a eu préservation des
rituels familiaux d’origine, les enfants seraient mieux protégés de la
transmission transgénérationnelle de troubles addictifs (13 , 28).
Il y a paradoxalement peu de publications concernant la
situation des enfants dans les familles dont l’un ou les deux parents
sont alcooliques ; de même, la parentalité (rôles et fonctions parentaux)
dans ces familles semble relativement peu étudiée. Nous avons cherché à
mettre en évidence les interrelations entre l’organisation du système
alcoolique et les distorsions des fonctions parentales de sorte à rendre
plus intelligible la souffrance et les conduites particulières des enfants
vivants dans un système familial alcoolique. Plus loin, nous avons cherché à
identifier des « marqueurs » familio-systémiques propres à la transmission
transgénérationnelle de la conduite addictives
2.
Contexte du travail ; population concernée ; méthode du travail
thérapeutique et objectifs thérapeutiques
Notre contexte du travail est la Consultation Familiale de
l’unité de l’alcoologie à l’hôpital général de Saint-Cloud ; elle est
ouverte depuis 1990 ; il y a lieu prés de 250 consultations/an de couples
et de familles dont un membre est malade alcoolique, ou alcoolique
abstinent, ou alcoolique en soins intra-hospitaliers. Le malade alcoolique
mais aussi d’autres membres de sa famille y sont pris en charge, par
ailleurs, au sein de l’unité de l’alcoologie (service hospitalier associé à
un centre de soins ambulatoires) en fonction de leur demande et selon
d’autres modalités thérapeutiques ambulatoires (thérapies de groupe pour les
malades alcooliques ou les conjoints, thérapies cognitive, psychothérapie
analytique, art-thérapie, thérapies à partir d’une expression corporelle.).
Ce sont nombreux, parmi eux, qui fréquentent les groupes néphalistes tels
les Alcooliques Anonymes.
La prise en
charge familiale s’efforce à inclure, lors des séances, trois générations
du même système familial. En fait, le système alcoolique inclut aussi bien
des interactions de la transmission transgénérationnelle (entre
l’alcoolique et ses parents, entre l’alcoolique et ses enfants) (2) que
des interactions du « jeu marital » (entre l’alcoolique et son conjoint)
(4, 12, 13, 19, 23, 25). Il faudra y ajouter les interactions entre les
familles d’origine des deux conjoints (3, 15, 27).
A la fin de
chaque séance il est demandé au patient alcoolique mais aussi aux autres
membres de la famille participants s’ils souhaitent revenir pour une
nouvelle séance. Il est, en fait, important pour nous , que le patient
alcoolique se sent maître et codécideur du processus thérapeutique en
place ; s’il se croit dépossédé de sa thérapie, il sera tenté par orgueil
et attitude d’évitement de mettre fin à la prise en charge thérapeutique.
Cette prise en
charge se déroule en trois étapes :
·
Modification de l’organisation familial autour
de l’alcool, déconstruction des schèmes relationnels de répétition, et
réintroduction de la temporalité dans le système familial.
·
Modification des schèmes interactionnels entre
époux, entre les conjoints et leurs familles d’origine, entre les parents et
leurs enfants.
·
Modification du rôle et de la fonction de
chaque enfant de la fratrie dans le système familial et approche
constructionniste du vécu de chaque enfant.
3. De la non différenciation de
soi à la codépendance des partenaire du couple et à la dépendance
alcoolique.
Le témoignage de Camille
Camille vient à la première séance de thérapie de groupe
pour conjoints de patients alcooliques. Elle a 29 ans,elle a été, lors de
son adolescence, anorexique ; elle est actrice de théâtre, son concubin
aussi ; ils ont ensemble une fille de 7 ans. Elle nous explique que son
compagnon buvait déjà plus que de raisonnable lorsqu’ils se sont
rencontrés ; cela ne lui a pas fait peur. Il était drôle, dynamique,
sensible et tellement fragile. Elle s’est sentie utile auprès de cet
homme ; ses troubles alimentaires se sont disparues miraculeusement.
Actuellement, il passe des journées entières, affalé dans
un canapé, entouré des canettes de bière vides. Elle se sent tétanisée,
incapable d’agir pour elle-même ni pour leur enfant ; elle reste assise,
durant des heures, face à son compagnon « obsédée à l’observer dans des
moindres détails plonger dans son obsession ».
L’histoire de Hänsel et Gretel.
Hänsel et
Gretel se sont rencontrés il y a 30 ans ; ils en avaient 16 ans. Ils se
sont mariés dès qu’ils ont eu le baccalauréat.
Le père de
Gretel est alcoolique ; sa mère, décédée depuis, manifestait, sans cesse,
son regret d’avoir été mariée avec un homme qui a déçu ses expectatives
d’ascension sociale . Les parents de Hänsel ont divorcé car sa mère avait
trop d’amants ; depuis, son père est alcoolique. Malgré leur divorce les
parents de Hänsel sont restés proches et ils s’impliquent ensemble dans la
vie de leurs enfants et petits-enfants.
Hänsel a un
poste relativement important dans la fonction publique, Gretel travaille
dans une grande compagnie d’assurances. Hänsel et Gretel ont eu rapidement
une fille puis un garçon. Ce sont les grands-parents paternels qui, bien
que divorcés, s’occupent des enfants. Gretel s’est vite sentie menacée de
l’interventionnisme de ses beaux-parents ; elle a eu peur de perdre, à
leur profit, ses enfants ; elle s’est sentie critiquée et disqualifiée,
dans son rôle maternel, par sa belle-mère qui avait une influence
croissante sur sa petite fille. Hansel se croit négligé aussi bien par sa
femme que par ses propres parents depuis la naissance de ses enfants.
Depuis la
naissance des enfants Hansel est alcoolique ; il se plaint que sa femme ne
s’occupe pas de lui. Gretel est très affectée de l’alcoolisme de son mari.
Elle contacte régulièrement des avocats pour divorcer, puis elle annule la
procédure de divorce ; depuis un an, elle a exigé que Hänsel quitte le
domicile familial car il l’a trompée alors qu’il était en cure de
désintoxication ; Hansel consent mais il refuse de s’en occuper ; elle a
loué et meublé un studio mais Hansel habite toujours, sous différents
prétextes (manque de machine à laver dans le studio) le domicile familial.
Leur fille a présenté des résultats scolaires catastrophiques, puis elle a
fait une tentative de suicide. Gretel se plaint de l’éducation que la
grand-mère paternelle a donnée à sa fille ; elle en veut aussi à sa fille
car elle rajoute à ses problèmes, à savoir son malheur d’avoir un mari
alcoolique. Elle se souvient de sa propre mère qui affirmait qu’il n’y a
rien de bon à attendre d’un homme. Cette mère lui avait appris d’être une
femme forte qui « prend sur elle-même », qui agit et ne se plaint pas. Sa
fille n’est pas avec elle comme elle-même a été avec sa propre mère.
Leur fille a été violée récemment par une bande de
copains lors d’une « tournante » ; Gretel est furieuse ; elle envoie sa
fille habitait chez la grand-mère paternelle. Gretel, tout au long de
cette période éprouvante pour sa fille, ne parle pendant les séances de la
thérapie que des alcoolisations de son mari et de ses mensonges pour s’en
cacher.
La grand-mère a acheté des sous-vêtements sexy pour
consoler sa petite fille !
Hänsel expose aux cours des séances sa frustration :
Gretel s’applique plus à gérer le quotidien de la famille qu’à le
séduire ; Gretel s’irrite : D’après elle, Hänsel demande toujours plus
alors qu’il est habituellement ivre et incapable de recevoir. Gretel
explique que lorsque Hänsel a trop bu, il part en voiture et il erre dans
les bars ; elle ne supporte pas l’idée qu’il puisse la quittée. En fait,
il est incapable de vivre sans elle ! Il rétorque que dans les faits de la
vie quotidienne elle n’a pas besoin de lui et qu’elle supporte mal qu’il
manifeste son éventuel désaccord à ses décisions. Gretel confirme ce
dernier point : c’est comme ça avec elle, ajoute-elle !
Hänsel est parti chercher, en voiture, son fils à la
sortie de l’école. Déjà ivre, fait un grave accident de circulation ; son
fils ne portait pas de ceinture de sécurité ; il a été blessé. Du lieu de
l’accident, Hänsel appelle Gretel qui se déplace au lieu de l’accident,
amène père et fils à l’hôpital, s’occupe pour ramener la voiture à un
garage. Pendant ce temps, Hänsel quitte l’hôpital et il se réfugie dans un
bar pour boire.
Quelques semaines plus tard, Hänsel à la suite d’une
dispute avec son épouse, il s’enferme dans la bibliothèque de leur habitat
et devant leur fille, qui est interpellée pour témoigner de la cruauté de
sa mère, il se tire une balle dans la bouche avec un arme de service. Il
s’avère que cet arme ne peut pas tuer ; Hänsel reste à peine 12 heures à
l’hôpital ; leur fille choquait de la scène à laquelle elle a du assistée
se trouve hospitalisée en psychiatrie pour 10 jours.
Enfin, Hänsel se déplace dans son studio ; il
s’alcoolise massivement. C’est sa fille, qui a suspendu sa scolarité
depuis son viol, qui passe tous les jours dans le studio, faire les
courses et le ménage, et ramener le linge sale chez Gretel pour le laver ;
les agissements de la fille semblent orchestrés par la grande mère
paternelle. Cette jeune fille se montre, lors des séances de la thérapie
familiale, désorientée, en proie à un grand désarroi. Elle tente,
vainement de suivre une psychothérapie. Elle cherche des conseils auprès
des voisines. Elle multiplie fugues et conduites déviantes qu’elle
regrette aussitôt. Elle se montre anxieuse et dépressive. Gretel est
irritée par l’évolution de sa fille. « Déprimer ça ne sert à rien ! »
dit-elle ;
Quant à Gretel qui cherche à réorganiser sa vie avec ses
enfants, elle garde néanmoins ses yeux rivés sur Hänsel ; elle
s’inquiète : si Hänsel venait d’arrêter, maintenant, à boire, ce serait la
preuve que Gretel en était responsable (sa belle-mère aurait
définitivement raison) ; ce serait également injuste que Hansel retrouve
une vie affective et sociale normale sans elle ; Gretel l’aurait vécu
comme un abandon, pis une trahison mais aussi une condamnation.
Hänsel demeure vautré dans son lit, s’alcoolisant
massivement, dans l’attente de sa fille ou de sa mère pour le sortir de
sa torpeur, l’inciter à se laver et à se nourrir.
Le temps passe et Gretel vit de plus en plus mal
l’autonomisation progressive de ses enfants ; son fils n’est préoccupé que
par son petite amie ; sa fille prend ses distances d’avec ses parents et
elle passe plus du temps avec ses copines ou son nouvel ami.
Gretel jette son dévolu sur un homme marié et elle finit
par « sortir » avec lui ; elle se montre troublée. Elle prend conscience
de sa jouissance de maîtriser ses relations ; elle a peur du devenir de
cette relation qui risque fort d’échapper à son contrôle. Cet homme n’a
pas besoin d’elle et elle ne se sent pas dépendante de lui. L’ivresse
d’une relation, qui ne tient que le temps d’un désir réciproque,
« déstabilise » Gretel ! Elle se dit que vouloir contrôler cette relation
reviendrait à reproduire sa précédente relation maritale ; mais d’autre
part une relation amoureuse qui suit un scénario imprédictible interroge
et contredit même, les prédicats de sa mère. Gretel se demande si elle est
toujours dans le « bon chemin ». Sa fille et son fils voient d’un mauvais
œil la nouvelle relation amoureuse de Gretel ; ils se sentent abandonnés
et ils ont peur qu’elle se désintéressera d’eux. Ils l’interpelle
violemment, parfois l’insultent, lui rappelant ses devoirs. Sa fille
s’éloigne de son petit ami ; son fils se désintéresse au football. Tous
deux rentrent plutôt à la maison ; ils la surveillent ; ils lui proposent
des activités communes.
Elle part, en vacances, chez sa sœur aînée, histoire de
vérifier qu’elle ne s’est « pas trop écartée du chemin des femmes de sa
famille ».
A la
consultation conjugale et familial d’alcoologie nous sommes régulièrement
confrontés à des récits tels que ceux de Camille et de Gretel ; hommes ou
femmes, conjoints d’alcoolique, racontent comment ils « ont perdu la
tête » à se préoccuper de « leur » malade alcoolique, à jouir du pouvoir
qu’ils exercent sur lui ou elle, à souffrir de l’impuissance à laquelle
son alliance avec l’alcool les a réduits, à craindre son rétablissement
« malgré eux », à s’étonner de leur propre inaptitude à s’inscrire dans un
scénario relationnel imprédictible.
L’histoire de Hänsel et Gretel montre les divers figures
de la codépendance. Leurs autonomisations est problématiques bien avant
leur union, lorsqu’ils vivent encore au sein de leurs familles d’origine.
Leur vie maritale et surtout l’arrivée des enfants compliquent cette
autonomisation inachevée en exacerbant leur hantise du manque et en
intensifiant les conduites de codépendance. Leur séparation ne signifie
point la fin des comportements et des attitudes de codépendance. Trois
générations de ce système familial semblent concernées par ce mode
interactionnel. Hänsel rétablit une relation de codépendance avec sa fille
qui s’y prête volontiers à cette exercice périlleuse pour son devenir ;
elle y est soutenue par la grande mère, vétéran probablement de la
pratique. Plus tard, lorsque Gretel avance hésitante dans sa nouvelle
relation amoureuse, ses enfants anticipent le manque d’attention voire
d’attachement et mus par la hantise de manque ils tentent rétablir des
liens de codépendance avec la mère, qui leur résiste péniblement et pleine
de culpabilité.
3.1. Une des
premières fonctions remplie lors de la constitution d’un couple, c’est la
restauration narcissique des partenaires: le couple bien plus que tout
autre réseau familial, amical ou socioprofessionnel répare les blessures
narcissiques du quotidien, restaure les partenaires de leurs doutes et les
soutient dans leurs ambitions. Le sentiment amoureux, le jeu
interactionnel du désir réciproque et la projection sur l’autre partenaire
de son soi idéal sont des leviers efficaces à la restauration narcissique
des partenaires du couple. Dans le couple de l’alcoolique, la restauration
narcissique semble se faire à l’envers : c’est la peine que chaque
partenaire endure, en raison de l’autre, qui prouve sa valeur et confirme
ses qualités ; c’est l’acharnement et l’abnégation face aux épreuves que
le partenaire lui inflige qui semblent nourrir son narcissisme ; chaque
partenaire semble adopter une conduite qui pousse, d’une part, le conjoint
à se dépasser dans des comportements d’abnégation, et d’autre part à
s’engager dans des comportements amoureux à contresens (attitudes
affectueuses lorsque le partenaire alcoolique est imprégné, agressivité
revancharde après quelques jours d’abstinence).
Ces
comportements semblent s’adresser plutôt au contexte relationnel, aux
familles d’origine, aux enfants et parfois même aux amis, qu’à l’autre
partenaire. Les partenaires dans le couple de l’alcoolique donnent
l’impression de fourbir leur armes, de consolider leurs coalitions, de
radicaliser leurs discours et conduites comme s’ils sont pris dans un
processus schismogénétique (3, 7). La relation maritale et amoureuse est
biaisée par le rapport qui lie chaque partenaire à ses familiers et amis
(surtout sa famille d’origine) (1, 4 19, 20). L’intimité de la relation
maritale se déroule clandestinement.
Hänsel, honteux et frustré de Gretel, boit ; puis, il se
suicide ; enfin, il accepte le divorce et se retire dans le studio qu’elle
a loué et meublé ou il se montre encore plus dépendant de l’alcool, de son
épouse (le divorce ne les a guère séparés), et de sa mère. Ce sont, en
fait, les parents de Hänsel et sa fille (alors qu’il se montre
relativement indifférent à l’égard de son fils) qui semblent être les
destinataires des messages analogiques émanant de ses comportements.
Pendant ce temps, Gretel endure sa situation de l’épouse
de l’alcoolique et de la femme trompée avec du courage, de l’altruisme,
de l’abnégation et de la persistance surprenants. Les destinataires de sa
conduite seraient ses frères et sœur et ses enfants, qu’elle craint, par
ailleurs, perdre au profit de la grand-mère paternelle.
Le système familial vit des « aventures » redondantes,
rythmées dans le temps comme si elles étaient planifiées par un programme
invisible. Les membres de la famille, tout comme les thérapeutes, suivent
obnubilés la vie malheureuse de Hänsel et Gretel et ils ne s’interrogent
pas si ces deux ont une vie intime. Pourtant, « derrière l’écran de leur
mésentente », ils passent la quasi-totalité de leur temps, depuis 16 ans
à s’occuper l’un de l’autre, physiquement et mentalement et ils sont
totalement indisponibles autant pour leurs enfants que pour leurs amis ou
proches familiers.
3.2. Nous
observons, par ailleurs, des identifications projectives des deux
partenaires réciproques et simultanées (16). Chacun interpelle et
interroge l’autre en lui projetant ses propres craintes, angoisses mais
aussi ambitions et prétentions. Ce jeu d’identifications projectives
réciproques et simultanées entretient la vigilance et les efforts des deux
partenaires pour consolider et pérenniser leur relation. Par ailleurs, ce
jeu d’identifications projectives réciproques et simultanées (au lieu de
partage des sentiments et des émotions ou d’une exploration et d’une
fascination pour l’autre) semble permettre, à chaque conjoint,
l’appropriation et la maîtrise de la relation maritale et l’intégration de
l’autre partenaire dans la saga de sa propre filiation.
Hänsel se plaint d’être mal aimé par Gretel et finit par
la tromper ; ses parents se sont divorcés car sa mère avait trop
d’amants ; cela ne les a pas empêchés de rester proches et de retrouver un
intérêt et une activité commune depuis la naissance des enfants de Hänsel
et son alcoolisme concomitant. De même, Gretel se rappelle de sa mère qui
considérait qu’une femme n’a rien à attendre d’un homme. En fait, elle
n’attend rien de Hänsel ; elle s’occupe de tout ; mais, elle ne tolère pas
qu’il la « trompe » avec l’alcool ou une autre femme.
3.3.
Restauration narcissique inversée et identifications projectives
réciproques et simultanées semblent être des éléments constitutifs d’une
relation de codépendance (4, 10) ; elles ne définissent nullement des
structures de personnalité mais elles dictent des conduites qui sont
témoins d’une relation idoine.
C’est un « jeu
interactionnel » qui définit un contexte idoine de vie conjugale, puis
familiale. On y trouve la quête tyrannique d’un idéal du couple qui
escamote la réalité conjugale, l’abolition de l’altérité et son corollaire
la substitution de la communication par l’anticipation et la compassion,
l’agressivité engendrée par l’impuissance de façonner le conjoint, la
hantise de la séparation (4, 11, 12).
Le couple s’est
rencontré, en quelque sorte, sur la proposition suivante: « -si je ne
te manque pas déjà, c’est que tu ne m’aimes pas suffisamment pour rester
ensemble ». Etre en manque, manifester son manque, exister à travers
de son manque, jouir de son manque ou ne jouir que de soi-même, toutes ces
versions de la dépendance, sont un traitement préventive mais paradoxal de
cette séparation qu’on appréhende depuis toujours : « -pour ne pas te
perdre j’en suis constamment en manque ».
3.4. Pour P.
Steinglass et ses collaborateurs (22, 25), le comportement alcoolique est
le résultat d’un deutero-apprentissage qui a lieu dès les premiers temps
de la vie du couple. Le comportement alcoolique s’avère être un principe
organisationnel stabilisateur particulièrement performant face à
l’apparition des tendances centrifuges ou destabilisatrices qui peuvent
apparaître, peu après la constitution du couple, sous l’influence et les
interventions intempestives des familles d’origine ; la naissance des
enfants ne fera qu’accroître les tendances centrifuges dans le couple, et
intensifiera l’angoisse de séparation des conjoints.
Ce contexte
idoine qui définit le système familial alcoolique véhicule, d’une part,
une demande d’aide, sans pour autant la formuler, et laisse planer, dans
la famille, un air d’insuffisance et d’impuissance honteuse. D’autre part,
la fratrie se sent exclue, et mise à distance face aux parents ;
l’intimité du couple parental est voilée par les attitudes de souffrance
et de misère relationnelle. « L’intimité clandestine » du couple parental
est une expérience d’insuffisance et d’exclusion, source de sentiments de
honte et de culpabilité pour leurs enfants. C’est aussi une expérience
confusionnelle pour les enfants qui se trouvent interpellés par des
messages paradoxaux : « -ce n’est pas parce que
nous nous disputons que nous ne nous aimons pas intensément », « -nous
nous aimons si fortement, que nous n’avons pas du temps pour vous »,
« -vous nous voyez malheureux, alors qu’on s’aime tant, et vous ne faites
rien pour nous aider », « -peut-être que nous ne disputions pas s’il n’y
avait pas tant de monde, vous les enfants inclus, autour de nous ».
3.5.
Les difficultés d’autonomisation vis-à-vis
des familles d’origine donnent lieu à la mise en place du couple
co-dépendant. La co-dépendance serait une alternative maritale faisant
l’économie de la différenciation de soi en tant que préalable nécessaire à
toute relation amoureuse exogame et adulte (3). Dans le couple de
l’alcoolique, elle engendre l’envahissement du quotidien par la conduite
alcoolique qui s’avère être le régulateur ultime de la distance
relationnelle entre conjoints (25). La co-dépendance du couple et
l’organisation de la famille autour de la conduite alcoolique sont
constitutives du système alcoolique qui ignore le temps et fonctionne sans
historicité ni mémoire dans une actualité sans cesse renouvelable (3).
Aussi bien
l’alcoolique que son conjoint ne semblent pas avoir accès ni à
l’autonomisation ni à la différenciation, par rapport à leurs familles
d’origine ; l’alternance des générations, marqueur de l’écoulement du
temps, est mal supportée dans ces familles ; les frontières entre les
générations y sont floues. Dès la formation du couple, chacun se voit dans
un conflit de loyautés entre son conjoint et sa famille d’origine ; un
sentiment de culpabilité et de dettes s’installe à l’égard de la famille
d’origine et plus tard à l’égard du conjoint.
Le plus
souvent, les attitudes des familles d’origine confirment cet état, de
facto, en adoptant des conduites envahissantes face au nouveau couple,
s’immisçant dans leur vie au quotidien, ou en ayant des conduites
culpabilisantes(« -depuis ton mariage tu nous as oubliés ! ») , en
laissant planer des intimidations de séparation définitive (« -vu ton
mode de vie et ton choix de partenaire ce n’est plus la peine de se
revoir !»), ou en établissant une reconnaissance conditionnelle de la
filiation de l’enfant-adulte (« -tu n’es plus
le/la même, quand tu es avec ton conjoint ; te voyant on n’aurait pas cru
que tu fais parti de notre famille ! »).
Pour préserver
leur couple, l’alcoolique et son conjoint, sont en quête de prétextes qui
leur autoriseraient, eu égard des familles d’origine, de vivre leur
intimité. Un facteur tiers, considéré comme principe organisateur de la
vie conjugale, puis de la vie familiale (des difficultés
socioprofessionnelles, un enfant malade, et bien sûr la souffrance
alcoolique) peut excuser, voire justifier aux yeux des familles d’origine,
l’alliance et la solidarité du couple du patient alcoolique. En fait, le
fonctionnement bimodal (l’alternance sobriété/alcoolisation) (23, 24),
établi par la conduite alcoolique, leur permet d’être alternativement
loyal au conjoint et à la famille d’origine. Toujours alliés à leurs
familles d’origine, ils vivent leur conjugalité clandestinement, sous
couvert de solidarité et de compassion, justifiées par la souffrance.
Dès lors, l’alcoolisation
autorise une communication meilleure et des échanges affectifs, qui vont
apparaître sans aucune valeur signifiante ni symbolique, aux yeux de la
famille d’origine. Leur couple n’est pas cautionné par la loi de
l’alternance des générations ; le temps est suspendu ; le partenariat
affectif fondé sur la sexualité hors de la famille n’est ni autorisé ni
validé ; ce n’est qu’un caprice adolescent !
4.
De la hantise du manque à la non différenciation de soi.
L’histoire de Siegfried
En 1996 (début de son abstinence) Siegfried a 35 ans ;
il est bûcheron, jardinier, photographe, toxicomane et alcoolique depuis
ses 18 ans et atteint d’une hépatite C. Il a une sœur aînée, toxicomane et
séropositive hiv et il avait un petit frère toxicomane et mort de Sida. Le
père, assureur à la retraite, est issu d’une famille bourgeoise
parisienne ; ce père a perdu son propre père lorsqu’il avait 12 ans.
Siegfried dit de son père : « il fuit, toujours, sa femme, sa famille, sa
vie ! Il était plus lié à ses parents qu’à ses enfants et sa femme ». Sa
mère est également issue d’une famille bourgeoise parisienne ; elle a un
frère aîné et une sœur cadette. Leur père, alcoolique, est décédé, alors
qu’elle avait 5 ans, après avoir dilapidé la fortune familiale ; leur mère
(la grand-mère de Siegfried) s’est remariée et un petit demi-frère a vu
le jour ; la mère de Siegfried s’est profondément attachée à ce
demi-frère. La grand-mère maternelle à toujours montré que l’existence de
ses deux filles l’encombraient, alors qu’elle s’est toujours investie dans
l’éducation et la vie de ses garçons, surtout du petit dernier.
Siegfried décrit sa mère comme une « contrôleuse » qui
fait sentir sa présence et son anxiété à tous les membres de la famille
tout en créant un sentiment de manque, d’absence ; « je la cherchait, elle
ne répondait pas ! et pourtant, elle était tout le temps à la maison ; je
me suis habituait à son absence »
Un jour, il avait 5 ans, il a vu sa mère pleurer devant
la télévision ; il a appris que son oncle, le demi-frère de sa mère, était
mort au Viêt-Nam, au cours d’une bataille ; il était grand reporter ; dans
la famille, il était considéré comme un casse-cou ; il était, toutefois,
la gloire familiale. Alors, Siegfried réalise que souvent sa mère se
trompait et elle l’appelait par le prénom de défunt.
Lors des séances, Siegfried ne parle que de son
sentiment du manque : manque du père, manque d’une mère dépressive, manque
de repères, manque de conseils, manque de cadre, manque de clarté quant à
son ascendance.
L’histoire de Niels
Niels a 36 ans, alcoolique depuis quatre ans et buveur
excessif dès la fin de l’adolescence, il est commercial, sans emploie
actuellement, et il vit chez ses parents depuis 2 ans. Il a vécu pendant
quelques années avec une femme de couleur puis il a rompu considérant que
son père n’approuvait pas cette relation ; par la suite, il s’est
considéré homosexuel et il a vécu en couple avec un homme ; cette relation
ne s’est pas avérée ni plus satisfaisante ni plus stable que la précédente
et Niels y a mis fin pour sombrer dans l’alcoolisme et regagner le
domicile de sa famille d’origine.
Il est le troisième/quatrième de la fratrie, position
qu’il partage avec son frère jumeau ; le frère aîné souffre de la trisomie
21 et ils ont une sœur en deuxième position. Son frère jumeau, divorcé,
vit près des parents et il élève, avec leur aide quotidienne, son fils âgé
de 5 ans. La sœur semble être la seule à avoir réussi son autonomisation
au prix de son intégration parmi les témoins de Yéhova ; toutefois, depuis
deux ans, elle passe la majorité de ses week-ends chez les parents pour
les aider à faire face à la prise en charge du frère aîné trisomique, du
petit-fils et surtout de Niels lourdement alcoolisé. Le père de Niels,
orphelin, a grandi à la DDASS ; la mère de Niels fille unique, orpheline
de père, a toujours vécu avec sa mère ; même après leur mariage, cette
grand-mère de Niels est restée au sein et au centre de la vie familiale,
faisant la loi ou plutôt imposant sa loi : Niels se souvient de sa
grand-mère le menaçant de son désamour s’il allait jouer chez des amis
pendant les vacances estivales plutôt que rester auprès d’elle.
Le père avoue, par ailleurs, cautionner les conduites
de la grand-mère car elle assurait la cohésion familiale (sa clôture sur
elle-même) et c’était rassurant pour lui !
Au fil des séances de la thérapie familiale, nous sommes
confrontés à leurs sentiments du manque qui les envahissent dès qu’ils
s’éloignent du système familial et d’un sentiment de sérénité qu’ils
retrouvent lorsqu’ils réintègrent la vie familiale, peu importe la raison
de ce retour, le plus souvent un échec. Personne, dans la famille, ne
s’interroge sur ce phénomène ; ils cautionnent cette attitude comme preuve
de l’affection et de la solidarité qui règne dans la famille. De sorte,
ils s’amusent à se rappeler que le père avait renoncé à une promotion
professionnelle qui imposait un déménagement, soutenu dans sa décision par
la grand-mère qui menaçait de se suicider s’ils partaient ; ou, du tollé
familial, quand le père avait dansé avec la voisine au bal du 14 juillet
alors que la mère était absente, en voyage.
L’histoire de Cendrillon
Cendrillon, 60 ans aujourd’hui, célibataire, appartient
à une grande famille bourgeoise ; elle a été anorexique depuis l’âge de 18
ans et alcoolique depuis l’âge de 24 ans ; elle est rétablie depuis une
dizaine d’année. Son rétablissement a été mal vécu par sa mère, ses sœurs
et ses frères. Ils la trouvèrent bien plus drôle et serviable lorsqu’elle
buvait et elle ne mangeait pas. Quelques semaines après son rétablissement
durable ils sont fait part de leur mécontentement aux médecins qui se sont
occupés de Cendrillon ; la mère, elle même médecin dans sa jeunesse, en
colère contre ces médecins impertinents leur a envoyés des coussins brodés
en guise de cadeau de remerciement qui étaient truffés à l’intérieur
d’aiguilles !
Cendrillon est toujours en manque d’amour et de
compréhension ; elle se sent toujours seule et rejetée ; elle cherche, en
vain, chez les A.A. et dans sa foi religieuse de la consolation et de
l’espoir.
Sa mère, âgée aujourd’hui de 93 ans, est en possession
d’une fortune impressionnante, héritée du père de Cendrillon qui est décédé
il y a 15 ans. Elle a peur de « mourir sur le paillasson », elle ne cède
donc rien à ses 5 enfants qui ont, par ailleurs, des situations
confortables. Elle dit avoir souffert toute sa vie de ne pas être fière d’un
mari qu’elle juge mou, fuyant, lâche.
La sœur aînée de Cendrillon se plaint manquer de la
reconnaissance de ses droits d’aînesse de la part de ses parents, au profit
de son petit frère, dernier de la fratrie que la mère considère comme le
chef de la famille depuis la disparition du père. Elle manque, également, du
respect de ses enfants qui la trouvent « vieux jeu ».
La seconde sœur de Cendrillon, mariée à un Américain, vit
aux USA depuis 25 ans. Elle considère avoir été rejetée et renvoyée par la
famille car elle était de trop.
Le frère aîné de la fratrie, socialiste et athée dans une
famille catholique et bourgeoise assume silencieusement son rôle de bouc
émissaire ; il vit, en apparence, loin de la famille, bien qu’il est
toujours présent dans toutes les manifestations familiales ; il se considère
toutefois exclu de la famille.
C’est le petit dernier, banquier de son état, qui a eu les
faveurs des parents et se présente comme l’actuel chef de la famille. Il se
plaint d’un manque total de reconnaissance et de confiance de la part de ses
frères et sœurs et il se présente comme le tâcheron de la famille ; les
autres lui reprochent d’avoir une épouse anglaise ( !) et d’être un homme
violent.
Toute la famille, mis à part Cendrillon, se sent honteuse
en raison du père. C’était un homme austère, silencieux, anorexique qui a
travaillé jusqu’à ses 88 ans, trois semaines avant sa mort. Il a su
construire une fortune colossale. Ce fils de banquiers et d’assureurs a
toujours été la honte de sa propre famille car il a été un artiste (en fait
un ingénieur ayant privilégié sa passion pour l’art sans pourtant négliger
ses intérêts de chef d’entreprise) ce que sa famille d’origine et son
épouse ont vécu comme un déclassement social. Pour son épouse, il aurait pu
et du gagner bien plus d’argent et assurer une position sociale encore plus
prestigieuse, comme ils ont fait ses frères et ses cousins. Cendrillon
pense que son père a vécu et il est mort dans le désamour ; elle est
submergée de forte tristesse et de colère rageuse : elle dit « ça me donne
envie de boire, de cogner ; je perd sommeil et appétit ; je voudrait
mourir ! Mieux : les tuer ».
En fait, Cendrillon était du côté du père dans toute les
conflits et disputes familiales. Ce rapport oedipien ( !) mal résolu sans
doute semble lui avoir été consigné par les autres membres de la famille. En
raison de son alliance avec le père elle a fréquemment essuyé l’agressivité
des autres membres de la famille. Elle n’a quitté le domicile familial
qu’après la disparition du père. Elle considérait qu’elle devait être
présente et s’interposer lors des disputes parentales. Elle a eu une vie
amoureuse très pauvre ; pourtant, en raison de son célibat prolongé et de
son alliance avec le père, sa mère et ses sœurs l’ont toujours considérée
comme une collectionneuse d’homme et l’ont traitée de femme ayant « la
cuisse légère ».
Nous avons rencontré la hantise du manque à chaque génération
du système alcoolique (ce n’est pas spécifique au système alcoolique mais un
trait commun avec les familles de patients toxicomanes ou anorexiques).
4.1. La hantise du manque peut prendre plusieurs aspects
différents : manque de l’autre, d’amour, de notoriété, de respect,
d’autorité, d’argent, de sexe, de reconnaissance (4). Il s’agit d’une
modalité relationnelle qui se compose d’un mythe familial, des mécanismes
anticipatoires qui en découlent et d’une organisation familiale consécutive.
Il est aisé d’y voir, à l’origine, la traduction
interactionnelle et familialiste d’une « faille narcissique » et de son
cortège d’investissements affectifs impossibles. Les séances de thérapie
familiale, incluant trois générations présentes, ont permis de constater que
des troubles narcissiques sont habituellement retrouvés chez les parents ou
les grands-parents aussi bien de l’alcoolique que de son conjoint ; ces
couples se sont constitués à partir et autour de ces failles narcissiques ;
elles nourrissent et entretiennent plusieurs versions diverses de mythes
familiaux qui cultivent la hantise de manque ; cette modalité relationnelle
familiale, est transmissible sur quelques générations. Dans ces systèmes
familiaux, les multiples troubles narcissiques des uns et des autres,
interdisent l’émergence de mythes familiaux qui favorisent la mise en
perspective (ou mise en devenir) de leurs vies. La hantise de manque y
apparaît, alors, comme une réponse alternative possible et efficiente car
elle revêt d’une dimension existentielle, traduisant en quelque sorte,
l’angoisse du temps qui passe, le manque du temps.
4.2. Les mécanismes anticipatoires, qui en sont la
conséquence, mettent en place un contexte familial qui « échappe » au temps,
qui se situe hors temporalité, sans historicité. Les personnes vivant dans
ce contexte familial ne se sentent pas intégrées dans une narration
familiale continue. Ils ont, par ailleurs, beaucoup de difficultés à
raconter leur histoire et à présenter un récit ordonné chronologiquement.
Au lieu d’une narration familiale, ils présentent une liste de pertes, de
séparations et de deuils inachevés, sans pour autant respecter un ordre
chronologique.
Un tel contexte fonctionnerait comme une « bulle
solipsiste », imposant le repli sur soi, le renoncement à toute
différenciation et l’évitement de la différence, l’ignorance de l’altérité,
l’instauration irrévocable d’un univers familial interne qui se trouve
assiégé par un monde extérieur intraitable, de sorte que les mécanismes
morphogénétiques (tenant compte des autres et de l’écoulement du temps)
soient « endormis » ! Même dans les familles dotées de mythes cosmopolites,
de mythes d’originalité ou de mythes d’ouverture aux autres, il n’existe pas
de possibilités de commerce, d’influences et de co-évolution entre l’univers
familial interne et le monde environnant ; ou alors le mythe prédit (et
prévoit) la sanction consécutive à une éventuelle ouverture, qui est, le
plus souvent, la perte de soi ou des autres membres de la famille.
C’est, en fait, l’écoulement du temps et l’évolution des
personnes, des rôles et des fonctions au sein des différents systèmes
relationnels, qui sollicitent fortement les capacités de leurs membres à
contenir et à mentaliser leurs émotions et pulsions. Dans les systèmes
familiaux alcooliques, l’évolution des enfants, leurs transformations
physiques et psychiques, la probabilité de leur départ ou l’arrivée de leurs
partenaires dans le système familial mettent le narcissisme des parents à
rude épreuve ; plutôt que élaborer mentalement ces changement, gérer
l’éloignement et l’autonomisation progressive de leurs enfants, ils seront
tentés, alors, de se dérober de la scène relationnelle contenante et
co-évoluant, pour chercher à se rassurer derrière des impératifs moraux.
4.3. La hantise du manque apparaît dès la formation d’un
couple. Chaque partenaire anticipe le manque de l’autre, et ce faisant il
adopte des conduites d’évitement du manque, et il manque, justement, à son
partenaire, lequel agit également de la même manière.
4.4. Pour une famille, vivant dans la hantise du manque,
tous les matins c’est le premier matin du monde ! Cette modalité
relationnelle serait transmissible d’une génération à la suivante ; c’est,
en fait, un contexte propice à l’installation, au maintien ou à la
réactualisation de défaillances narcissiques chez les membres du système
familial. De ce fait, les pathologies addictives sont des pathologies
actuelles du lien familial.
La pratique clinique suggère cinq « vecteurs » possibles de
cette transmission : (a) l’expérience d’avoir été « insuffisant » pour ses
parents, avoir été « trop tôt » ou « de trop »; (b) l’expérience également
d’une perte précoce ou d’une absence parentale, mais également d’une
négligence parentale ; (c) l’expérience d’une relation « trop investie» par
l’un des parents à qui l’enfant se sent indispensable ; (d) l’expérience de
ne pas avoir droit à sa propre vie qu’on doit consacrer aux besoins de ses
parents, de ses proches ; (e) l’expérience de la destruction des rituels
familiaux. (avoir vécu son enfance dans un contexte familial dépourvu de
rituels qui scandent le temps, qui assurent la continuité, qui confirment
l’appartenance, qui organisent le passage d’un âge à l’autre et assurent
l’autonomisation). Ces expériences ne configurent pas seulement un
fonctionnement intrapsychique mais elles concrétisent aussi des modèles
relationnels transmissibles (13). Toutes ces expériences aboutissent d’une
façon ou d’une autre à suspendre le temps (en fait, il s’agit de la
conscience partagée dans le système familial de la temporalité de ses
membres) en entravant la mise en perspective de la vie de l’enfant ou de
l’adolescent et en rendant incertaine la conviction, partagée au sein de la
famille, d’un avenir.
J.Ablon (1) montre comment les schèmes culturels et
communautaires qui codifient et justifient les modalités d’autonomisation et
de différenciation de soi au sein des familles conditionnent la transmission
transgénérationnelle des conduites alcooliques.
Pour ces enfants qui ont vu le jour et grandissent dans un
contexte familial caractérisé par la hantise de manque, leur différenciation
de soi est sérieusement compromise. Cela est vrai pour les enfants du
système alcoolique mais également pour l’enfance de l’alcoolique et de son
conjoint codépendant (17).
5. Etre enfant dans le système alcoolique
5.1. Les enfants dans un système alcoolique souffrent souvent
du repli narcissique du couple co-dépendant de leurs parents, de la honte et
de la culpabilité de ne jamais être à la hauteur des exigences parentales.
Ils font l’expérience d’un contexte de précarité relationnelle et ils se
sentent exclus au sein même de leur propre famille.
Ils sont des personnages de la narration parentale ; ils
sentent fortement qu’ils ne doivent pas s’approprier leur vie ni tenter de
devenir l’auteur d’une parcelle de leur histoire, quitte à insuffler des
réactions de panique, d’abandon et d’agressivité dans le couple parental
co-dépendant. Ils se sentent fautifs de toute conduite d’autonomie et de
différenciation qui risque fort de réactiver l’angoisse de séparation des
parents. Ils se trouvent, dès lors, dans la nécessité de contrôler leurs
corps, son évolution physiologique et psychologique ; de même, ils doivent
contrôler leurs émotions et sentiments. Ils en découlent des troubles de
conduites alimentaires, une absence d’insight et des troubles d’expression
des affects.
5.2. Ils sont hyper-responsabilisés et doivent prendre en
charge les parents (l’alcoolisme et le désespoir de l’un, la tristesse et la
colère de l’autre) ; ils ne peuvent s’attendre à aucune reconnaissance de
leur parentification. Il en résulte une forte impression de violences
subies, de transgressions et de trahisons. Pris dans une alliance d’allure
incestueuse avec l’un des parents, ils font l’expérience effroyable d’être
subitement plongé dans l’intimité parentale. Ils doutent sur leur propre
place dans la famille et les expectatives des autres.
Ils se sentent pris dans des imbroglios et des instigations
parentales et grands parentales. Des alliances déloyales se nouent, en fait,
entre petits enfants et grands parents, fondées sur l’exclusion et la
disqualification du couple parental sous prétexte d’indisponibilité et
d’incapacité à exercer l’autorité parentale. Ils vivent dans un contexte
familial organisé, d’une génération à l’autre, autour de la hantise du
manque. C’est une occasion pour ces grands parents d’avoir un « second
round » de parentalité et d’éviter de métaboliser l’éloignement relationnel
de leurs propres enfants.
Ces enfants se montrent las, désabusés, submergés par la
colère qu’ils n’arrivent pas, pour autant, à exprimer.
5.3. Ils ont la conviction intime d’être différent des autres
(transmission transgénérationnelle de la faille narcissique). Ils
manifestent une grande méfiance à l’égard des personnes extérieures au
système. Ils font, également, preuve d’inhibitions face au savoir et ils ont
peur de leur propre curiosité. Les phobies scolaires et les phobies sociales
y sont fréquentes.
6.
Limites du
concept et intérêt opératoire de la modélisation.
Les concepts du système alcoolique et de la codépendance du
couple de l’alcoolique ne seraient pas, très probablement, pertinents qu’en
présence des quatre critères suivants réunis :
Lorsqu’un des conjoints souffre d’alcoolisme chronique ou
lorsque l’alcoolisme a succédé à des conduites toxicomaniaques ou à des
troubles alimentaires ou lorsqu’on retrouve plusieurs incidents de conduites
addictives concernant différents membres du système familial, sur au moins
trois générations.
- Lorsqu’on constate cliniquement la destruction des
rituels familiaux par la conduite alcoolique.
- Lorsque les schèmes interactionnels familiaux sont
répétitifs et prévisibles.
- Lorsqu’une ou les deux familles d’origine sont impliquées
dans la vie quotidienne du couple ou de la famille ou d’un des conjoints.
Ces critères d’inclusion font la différence avec les buveurs
excessifs, les alcoolisations réactionnelles qui seraient des conduites
fortement induites et expliquées par le contexte culturel et l’alcoolisme
chronique enkysté par le système familial qui a su préserver les rituels
familiaux (29). Ils permettent, par ailleurs, d’identifier les systèmes
familiaux organisés autour de la hantise de manque et prendre en
considération les souffrances addictives de différents membres du système
familial même si elles échappent provisoirement à un diagnostic clinique.
L’intérêt de cette modélisation réside dans l’effort d’une
intégration opérationnelle de l’organisation familial systémique
transgénérationnelle autour de l’alcool, des distorsions de la temporalité
qui y sont associées, et de la souffrance des enfants du système familial.
Lors d’une démarche thérapeutique, cette modélisation permet de prévoir que
les dettes de loyautés de l’alcoolique eu égard de son conjoint et de ses
parents interféreront avec toute relation transférentielle. Le thérapeute
est pris, malgré lui, dans une compétition à « qui sauvera
l’alcoolique » ; ledit alcoolique s’y échappera en buvant et allié à
l’alcool imposera son pouvoir à la cacophonie ambiante. Pour éviter la
surenchère systémique à la démarche thérapeutique et gérer la crainte de
perdre leur malade, il faut mettre en place un contexte de thérapie
familiale ; bien avant se préoccuper de l’alcoolique, il faut prendre en
charge son environnement (26).
Les tentatives de disqualification de leadership lors de
toute démarche thérapeutique sont à prévoir aussi. En fait, chaque étape
thérapeutique amorce, au sein du système familial, des réaménagements
consécutifs qui ne se font pas sans douleur ni opposition : l’enfant
parentifié perd son grade, le grand père n’est plus le soutien de la fille
aînée, et la grande mère retrouve ses pots de confitures en même temps que
l’alcoolique redécouvre son conjoint, les ressentiments des uns rencontrent
les remords des autres. Le processus de rétablissement de l’alcoolique rime
avec désenchantement et désillusion chez ses proches. En fait, on découvre
que l’alcool n’explique pas tout et qu’on est tous perfectibles : il n’y a
pas de réponse définitive à la hantise de manque ! C’est une expérience qui,
pour certaines personnes, peut s’avérer insupportable et induire des
fugues, des déclarations de rupture (ou de deuil) définitive ou des
tentatives de suicide.
L’inscription de la prise en charge du système familial dans
le temps réveille les angoisses en même temps que les mécanismes
morphogénétiques. La chute dans le temps peut s’avérée également
insupportable pour le conjoint et les parents de l’alcoolique. Le système
alcoolique est fortement incité à découvrir des mots puis du sens à ses
actes, interactions et rituels pour apaiser la hantise du manque.
Cette modélisation explique qu’aider un alcoolique à se
rétablir conduit à prendre part à des luttes de pouvoir et des craintes de
séparation qui seraient, par ailleurs, à l’origine de la conduite
alcoolique. L’écoute du thérapeute, ses conseils, ses interprétations ou ses
recadrages éventuels, sa motivation et son engagement seront repris et
reconsidérés par l’entourage de l’alcoolique avec l’intention première de
s’opposer à tout changement ; ce sera toutefois l’occasion pour le
thérapeute d’inspirer des changements aux différents membres de la famille
(3, 26). Il n’y a pas, en fait, d’alcoolique chronique sans un système
familial idoine qui souffre et revendique le droit d’être entendu, autant
que leur malade, de leur souffrance.