CODEPENDANCE ET FONCTIONS PARENTALES DANS LE SYSTÈME ALCOOLIQUE

 

 

Téléchargement d'une version Word au format .doc :

© Vanghelis Anastassiou - 2005

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

 

1.     Introduction.

 

Bennet, Wolin et Steinglass ont attiré notre attention, dès la fin des années ’70, avec leurs publications (8, 22, 23, 24, 25, 28, 29) sur l’importance des rituels familiaux, dans le processus du système alcoolique. Ils faisaient remarquer que la destruction des rituels familiaux permettait la transformation du système familial en système alcoolique avec l’organisation de la vie familiale autour et en fonction des conduites alcooliques. Ils notaient, également, que lorsqu’il y a eu préservation des rituels familiaux d’origine, les enfants seraient mieux protégés de la transmission transgénérationnelle de troubles addictifs (13 , 28).

 

Il y a paradoxalement peu de publications concernant la situation des   enfants dans les familles dont l’un ou les deux parents  sont alcooliques ; de même, la parentalité (rôles et fonctions parentaux) dans ces familles semble relativement peu étudiée. Nous avons cherché à mettre en évidence les interrelations entre l’organisation du système alcoolique et les distorsions des fonctions parentales de sorte à rendre plus intelligible la souffrance et les conduites particulières des enfants vivants dans un système familial alcoolique. Plus loin, nous avons cherché à identifier des « marqueurs » familio-systémiques propres à la transmission transgénérationnelle de la conduite addictives

 

2.      Contexte du travail ; population concernée ; méthode du travail thérapeutique et objectifs thérapeutiques

 

Notre contexte du travail est la Consultation Familiale de l’unité de l’alcoologie à l’hôpital général de Saint-Cloud ; elle est ouverte depuis 1990 ; il y a lieu prés de 250 consultations/an  de couples et de familles dont un membre est  malade alcoolique, ou alcoolique abstinent, ou alcoolique en soins intra-hospitaliers. Le malade alcoolique mais aussi d’autres membres de sa famille y sont pris en charge, par ailleurs,  au sein de l’unité de l’alcoologie (service hospitalier associé à un centre de soins ambulatoires) en fonction de leur demande et selon d’autres modalités thérapeutiques ambulatoires (thérapies de groupe pour les malades alcooliques ou les conjoints, thérapies cognitive, psychothérapie analytique, art-thérapie, thérapies à partir d’une expression corporelle.). Ce sont nombreux, parmi eux, qui fréquentent les groupes néphalistes tels les Alcooliques Anonymes.

La prise en charge familiale s’efforce à inclure, lors des séances, trois générations du même système familial. En fait, le système alcoolique inclut aussi bien des interactions de la transmission transgénérationnelle (entre l’alcoolique et ses parents, entre l’alcoolique et ses enfants) (2) que des interactions du « jeu marital » (entre l’alcoolique et son conjoint) (4, 12, 13, 19, 23, 25). Il faudra y ajouter les interactions entre les familles d’origine des deux conjoints (3, 15, 27).  

 

A la fin de chaque séance il est demandé au patient alcoolique mais aussi aux autres membres de la famille participants s’ils souhaitent revenir pour une nouvelle séance. Il est, en fait, important pour nous , que le patient alcoolique se sent maître et codécideur du processus thérapeutique en place ; s’il se croit dépossédé de sa thérapie, il sera tenté par orgueil et attitude d’évitement de mettre fin à la prise en charge thérapeutique.

Cette prise en charge se déroule en trois étapes :

·        Modification de l’organisation familial autour de l’alcool, déconstruction des  schèmes relationnels de répétition, et réintroduction de la temporalité dans le système familial.

·        Modification des schèmes interactionnels entre époux, entre les conjoints et leurs familles d’origine, entre les parents et leurs enfants.

·        Modification du rôle et de la fonction de chaque enfant de la fratrie dans le système familial et approche constructionniste du vécu de chaque enfant.

 

3. De la non différenciation de soi à la codépendance des partenaire du couple et à la dépendance alcoolique.

 

Le témoignage de Camille

Camille vient à la première séance de thérapie de groupe pour conjoints de patients alcooliques. Elle a 29 ans,elle a été, lors de son adolescence, anorexique ; elle est actrice de théâtre, son concubin aussi ; ils ont ensemble une fille de 7 ans. Elle nous explique que son compagnon buvait déjà plus que de raisonnable lorsqu’ils se sont rencontrés ; cela ne lui a pas fait peur. Il était drôle, dynamique, sensible et tellement fragile. Elle s’est sentie utile auprès de cet homme ; ses troubles alimentaires se sont disparues miraculeusement.

 

Actuellement, il passe des journées entières, affalé dans un canapé, entouré des canettes de bière vides. Elle se sent tétanisée, incapable d’agir pour elle-même ni pour leur enfant ; elle reste assise, durant des heures, face à son compagnon « obsédée à l’observer dans des moindres détails plonger dans son obsession ».

L’histoire de Hänsel et Gretel.

 

Hänsel et Gretel se sont rencontrés il y a 30 ans ; ils en avaient 16 ans. Ils se sont mariés dès qu’ils ont eu le baccalauréat.

Le père de Gretel est alcoolique ; sa mère, décédée depuis, manifestait, sans cesse, son regret d’avoir été mariée avec un homme qui a déçu ses expectatives d’ascension sociale . Les parents de Hänsel ont divorcé car sa mère avait trop d’amants ; depuis, son père est alcoolique. Malgré leur divorce les parents de Hänsel sont restés proches et ils s’impliquent ensemble dans la vie de leurs enfants et petits-enfants.

Hänsel a un poste relativement important dans la fonction publique, Gretel travaille dans une grande compagnie d’assurances. Hänsel et Gretel ont eu rapidement une fille puis un garçon. Ce sont les grands-parents paternels qui, bien que divorcés, s’occupent des enfants. Gretel s’est vite sentie menacée de l’interventionnisme de ses beaux-parents ; elle a eu peur de perdre, à leur profit, ses enfants ; elle s’est sentie critiquée et disqualifiée, dans son rôle maternel, par sa belle-mère qui avait une influence croissante sur sa petite fille. Hansel se croit négligé aussi bien par sa femme que par ses propres parents depuis la naissance de ses enfants.

 

Depuis la naissance des enfants Hansel est alcoolique ; il se plaint que sa femme ne s’occupe pas de lui. Gretel est très affectée de l’alcoolisme de son mari. Elle contacte régulièrement des avocats pour divorcer, puis elle annule la procédure de divorce ; depuis un an, elle a exigé que Hänsel quitte le domicile familial car il l’a trompée alors qu’il était en cure de désintoxication ; Hansel consent mais il refuse de s’en occuper ; elle a loué et meublé un studio mais Hansel habite toujours, sous différents prétextes (manque de machine à laver dans le studio) le domicile familial. Leur fille a présenté des résultats scolaires catastrophiques, puis elle a fait une tentative de suicide. Gretel se plaint de l’éducation que la grand-mère paternelle a donnée à sa fille ; elle en veut aussi à sa fille car elle rajoute à ses problèmes, à savoir son malheur d’avoir un mari alcoolique. Elle se souvient de sa propre mère qui affirmait qu’il n’y a rien de bon à attendre d’un homme. Cette mère lui avait appris d’être une femme forte qui «  prend sur elle-même », qui agit et ne se plaint pas. Sa fille n’est pas avec elle comme elle-même a été avec sa propre mère.

Leur fille a été violée récemment par une bande de copains lors d’une « tournante » ; Gretel est furieuse ; elle envoie sa fille habitait chez la grand-mère paternelle. Gretel, tout au long de cette période éprouvante pour sa fille, ne parle pendant les séances de la thérapie que des alcoolisations de son mari et de ses mensonges pour s’en cacher.

La grand-mère a acheté des sous-vêtements sexy pour consoler sa petite fille !

Hänsel expose aux cours des séances sa frustration : Gretel s’applique plus à gérer le quotidien de la famille qu’à le séduire ; Gretel s’irrite : D’après elle, Hänsel demande toujours plus alors qu’il est habituellement ivre et incapable de recevoir. Gretel explique que lorsque Hänsel a trop bu, il part en voiture et il erre dans les bars ; elle ne supporte pas l’idée qu’il puisse la quittée. En fait, il est incapable de vivre sans elle ! Il rétorque que dans les faits de la vie quotidienne elle n’a pas besoin de lui et qu’elle supporte mal qu’il manifeste son éventuel désaccord à ses décisions. Gretel confirme ce dernier point : c’est comme ça avec elle, ajoute-elle !

Hänsel est parti chercher, en voiture, son fils à la sortie de l’école. Déjà ivre, fait un grave accident de circulation ; son fils ne portait pas de ceinture de sécurité ; il a été blessé. Du lieu de l’accident, Hänsel appelle Gretel qui se déplace au lieu de l’accident, amène père et fils à l’hôpital, s’occupe pour ramener la voiture à un garage. Pendant ce temps, Hänsel quitte l’hôpital et il se réfugie dans un bar pour boire.

Quelques semaines plus tard, Hänsel à la suite d’une dispute avec son épouse, il s’enferme dans la bibliothèque de leur habitat et devant leur fille, qui est interpellée pour témoigner de la cruauté de sa mère, il se tire une balle dans la bouche avec un arme de service. Il s’avère que cet arme ne peut pas tuer ; Hänsel reste à peine 12 heures à l’hôpital ; leur fille choquait de la scène à laquelle elle a du assistée se trouve hospitalisée en psychiatrie pour 10 jours.

Enfin, Hänsel se déplace dans son studio ; il s’alcoolise massivement. C’est sa fille, qui a suspendu sa scolarité depuis son viol, qui passe tous les jours dans le studio, faire les courses et le ménage, et ramener le linge sale chez Gretel pour le laver ; les agissements de la fille semblent orchestrés par la grande mère paternelle. Cette jeune fille se montre, lors des séances de la thérapie familiale, désorientée, en proie à un grand désarroi. Elle tente, vainement de suivre une psychothérapie. Elle cherche des conseils auprès des voisines. Elle multiplie fugues et conduites déviantes qu’elle regrette aussitôt. Elle se montre anxieuse et dépressive. Gretel est irritée par l’évolution de sa fille. « Déprimer ça ne sert à rien ! » dit-elle ;

Quant à Gretel qui cherche à réorganiser sa vie avec ses enfants, elle garde néanmoins ses yeux rivés  sur Hänsel ; elle s’inquiète : si Hänsel venait d’arrêter, maintenant, à boire, ce serait la preuve que Gretel en était responsable (sa belle-mère aurait définitivement raison) ; ce serait également injuste que Hansel retrouve une vie affective et sociale normale  sans elle ; Gretel l’aurait vécu comme un abandon, pis une trahison mais aussi une condamnation.

Hänsel demeure vautré dans son lit, s’alcoolisant massivement, dans l’attente de sa fille ou de sa mère pour  le sortir de sa torpeur, l’inciter à se laver et à se nourrir.

Le temps passe et Gretel vit de plus en plus mal l’autonomisation progressive de ses enfants ; son fils n’est préoccupé que par son petite amie ; sa fille prend ses distances d’avec ses parents et elle passe plus du temps avec ses copines ou son nouvel ami.

Gretel jette son dévolu sur un homme marié et elle finit par « sortir »  avec lui ; elle se montre troublée. Elle prend conscience de sa jouissance de maîtriser ses relations ; elle a peur du devenir de cette relation qui risque fort d’échapper à son contrôle.  Cet homme n’a pas besoin d’elle et elle ne se sent pas dépendante de lui. L’ivresse d’une relation, qui ne tient que le temps d’un désir réciproque, « déstabilise » Gretel ! Elle se dit que vouloir contrôler cette relation reviendrait à reproduire sa précédente relation maritale ;  mais d’autre part une relation amoureuse qui suit un scénario imprédictible interroge et contredit même, les prédicats de sa mère. Gretel se demande si elle est toujours dans le « bon chemin ». Sa fille et son fils voient d’un mauvais œil la nouvelle relation amoureuse de Gretel ; ils se sentent abandonnés et ils ont peur qu’elle se désintéressera d’eux. Ils l’interpelle violemment, parfois l’insultent, lui rappelant ses devoirs. Sa fille s’éloigne de son petit  ami ; son fils se désintéresse au football. Tous deux rentrent plutôt à la maison ; ils la surveillent ; ils lui proposent des activités communes.

Elle part, en vacances, chez sa sœur aînée, histoire de vérifier qu’elle ne s’est « pas trop écartée du chemin des femmes de sa famille ».

 

 

A la consultation conjugale et familial d’alcoologie nous sommes régulièrement confrontés  à des récits tels que ceux de Camille et de Gretel ; hommes ou femmes, conjoints d’alcoolique, racontent comment ils « ont perdu la tête »  à se préoccuper de « leur » malade alcoolique, à jouir du pouvoir qu’ils exercent sur lui ou elle, à souffrir de l’impuissance à laquelle son alliance avec l’alcool les a réduits, à craindre son rétablissement « malgré eux », à s’étonner de leur propre inaptitude à s’inscrire dans un scénario relationnel imprédictible.

L’histoire de Hänsel et Gretel montre les divers figures de la codépendance. Leurs autonomisations est problématiques bien avant leur union, lorsqu’ils vivent encore au sein de leurs familles d’origine. Leur vie maritale et surtout l’arrivée des enfants compliquent cette autonomisation inachevée en exacerbant leur hantise du manque et en intensifiant les conduites de codépendance. Leur séparation ne signifie point la fin des comportements et des attitudes de codépendance. Trois générations de ce système familial semblent concernées par ce mode interactionnel. Hänsel rétablit une relation de codépendance avec sa fille qui s’y prête volontiers à cette exercice périlleuse pour son devenir ; elle y est soutenue par la grande mère, vétéran probablement de la pratique. Plus tard, lorsque Gretel avance hésitante dans sa nouvelle relation amoureuse, ses enfants anticipent le manque d’attention voire d’attachement et mus par la hantise de manque ils tentent rétablir des liens de codépendance avec la mère, qui leur résiste péniblement et pleine de culpabilité.

 

3.1. Une des premières fonctions remplie lors de la constitution d’un couple, c’est la restauration narcissique des partenaires: le couple bien plus que tout autre réseau familial, amical ou socioprofessionnel répare les blessures narcissiques du quotidien, restaure les partenaires de leurs doutes et les soutient dans leurs ambitions. Le sentiment amoureux, le jeu interactionnel du désir réciproque et la projection sur l’autre partenaire de son soi idéal sont des leviers efficaces à la restauration narcissique des partenaires du couple. Dans le couple de l’alcoolique, la restauration narcissique semble se faire à l’envers : c’est la peine que chaque partenaire endure, en raison de l’autre, qui prouve sa valeur et confirme ses qualités ; c’est l’acharnement et l’abnégation face aux épreuves que le partenaire lui inflige qui semblent nourrir son narcissisme ; chaque partenaire semble adopter une conduite qui pousse, d’une part, le conjoint à se dépasser dans des comportements d’abnégation, et d’autre part à s’engager dans des comportements amoureux à contresens (attitudes affectueuses lorsque le partenaire alcoolique est imprégné, agressivité revancharde après quelques jours d’abstinence).

Ces comportements semblent s’adresser plutôt au contexte relationnel, aux familles d’origine, aux enfants et parfois même aux amis, qu’à l’autre partenaire. Les partenaires dans le couple de l’alcoolique donnent l’impression de fourbir leur armes, de consolider leurs coalitions, de radicaliser leurs discours et conduites  comme s’ils sont pris dans un processus schismogénétique (3, 7). La relation maritale et amoureuse est biaisée par le rapport qui lie chaque partenaire  à ses familiers et amis (surtout sa famille d’origine) (1, 4 19, 20). L’intimité de la relation maritale se déroule clandestinement.

Hänsel, honteux et frustré de Gretel, boit ; puis, il se suicide ; enfin, il accepte le divorce et se retire dans le studio qu’elle a loué et meublé ou il se montre encore plus dépendant de l’alcool, de son épouse (le divorce ne les a guère séparés),  et de sa mère. Ce sont, en fait, les parents de Hänsel et sa fille (alors qu’il se montre relativement indifférent à l’égard de son fils) qui semblent être les destinataires des messages analogiques émanant de ses comportements.

Pendant ce temps, Gretel endure sa situation de l’épouse de l’alcoolique et de la femme trompée avec du  courage, de l’altruisme, de l’abnégation et de la persistance surprenants. Les destinataires de sa conduite seraient ses frères et sœur et ses enfants, qu’elle craint, par ailleurs, perdre au profit de la grand-mère paternelle.

Le système familial vit des « aventures » redondantes, rythmées dans le temps comme si elles étaient planifiées par un programme invisible. Les membres de la famille, tout comme les thérapeutes, suivent obnubilés la vie malheureuse de Hänsel et Gretel et ils ne s’interrogent pas si ces deux ont une vie intime. Pourtant, « derrière l’écran de leur mésentente », ils passent la quasi-totalité de leur temps, depuis 16 ans  à s’occuper l’un de l’autre, physiquement et mentalement et ils  sont  totalement indisponibles autant pour leurs enfants que pour leurs amis ou proches familiers.

 

3.2. Nous observons, par ailleurs, des identifications projectives des deux partenaires réciproques et simultanées (16). Chacun interpelle et interroge l’autre en lui projetant ses propres craintes, angoisses mais aussi ambitions et prétentions. Ce jeu d’identifications projectives réciproques et simultanées entretient la vigilance et les efforts des deux partenaires pour consolider et pérenniser leur relation.  Par ailleurs, ce jeu d’identifications projectives réciproques et simultanées (au lieu de partage des sentiments et des émotions ou d’une exploration et d’une fascination pour l’autre) semble permettre, à chaque conjoint, l’appropriation et la maîtrise de la relation maritale et l’intégration de l’autre partenaire dans la saga de sa propre filiation.

Hänsel se plaint d’être mal aimé par Gretel et finit par la tromper ; ses parents se sont divorcés car sa mère avait trop d’amants ; cela ne les a pas empêchés de rester proches et de retrouver un intérêt et une activité commune depuis la naissance des enfants de Hänsel et son alcoolisme concomitant. De même, Gretel se rappelle de sa mère qui considérait qu’une femme n’a rien à attendre d’un homme. En fait, elle n’attend rien de Hänsel ; elle s’occupe de tout ; mais, elle ne tolère pas qu’il la «  trompe » avec l’alcool ou une autre femme.

 

3.3. Restauration narcissique inversée et identifications projectives réciproques et simultanées semblent être des éléments constitutifs d’une relation de codépendance (4, 10) ; elles ne définissent nullement des structures de personnalité mais elles dictent des conduites qui sont témoins d’une relation idoine.

C’est un « jeu interactionnel » qui définit un contexte idoine de vie conjugale, puis familiale. On y trouve la quête tyrannique  d’un idéal du couple qui escamote la réalité conjugale, l’abolition de l’altérité et son corollaire la substitution de la communication par l’anticipation et la compassion, l’agressivité engendrée par l’impuissance de façonner le conjoint, la hantise de la séparation (4, 11, 12).

Le  couple s’est rencontré, en quelque sorte, sur la proposition suivante: « -si je ne te manque pas déjà, c’est que tu ne m’aimes pas suffisamment pour rester ensemble ». Etre en manque, manifester son manque, exister à travers de son manque, jouir de son manque ou ne jouir que de soi-même, toutes ces versions de la dépendance, sont un traitement préventive mais paradoxal de cette séparation qu’on appréhende depuis toujours : « -pour ne pas te perdre j’en suis constamment en manque ».

 

3.4. Pour P. Steinglass et ses collaborateurs (22, 25), le comportement alcoolique est le résultat d’un deutero-apprentissage qui a lieu dès les premiers temps de la vie du couple. Le comportement alcoolique s’avère être un principe organisationnel stabilisateur particulièrement performant face à l’apparition des tendances centrifuges ou destabilisatrices qui peuvent apparaître, peu après la constitution du couple, sous l’influence et les interventions intempestives des familles d’origine ; la naissance des enfants ne fera qu’accroître les tendances centrifuges dans le couple, et intensifiera l’angoisse de séparation des conjoints.

 

Ce contexte idoine qui définit le système familial alcoolique véhicule, d’une part, une demande d’aide, sans pour autant la formuler, et laisse planer, dans la famille, un air d’insuffisance et d’impuissance honteuse. D’autre part, la fratrie se sent exclue, et mise à distance face aux parents ; l’intimité du couple parental est voilée par les attitudes de souffrance et de misère relationnelle. « L’intimité clandestine » du couple parental est une expérience d’insuffisance et d’exclusion, source de sentiments de honte et de culpabilité pour leurs enfants. C’est aussi une expérience confusionnelle pour les enfants qui se trouvent interpellés par des messages paradoxaux : « -ce n’est pas parce que nous nous disputons que nous ne nous aimons pas intensément », « -nous nous aimons si fortement, que nous n’avons pas du temps pour vous », « -vous nous voyez malheureux, alors qu’on s’aime tant, et vous ne faites rien pour nous aider », « -peut-être que nous ne disputions pas s’il n’y avait pas tant de monde, vous les enfants inclus, autour de nous ».

 

3.5.      Les difficultés d’autonomisation vis-à-vis des familles d’origine donnent lieu à la mise en place du couple co-dépendant. La co-dépendance serait une alternative maritale faisant l’économie de la différenciation de soi en tant que préalable nécessaire à toute relation amoureuse exogame et adulte (3). Dans le couple de l’alcoolique, elle engendre l’envahissement du quotidien par la conduite alcoolique qui s’avère être le régulateur ultime de la distance relationnelle entre conjoints (25). La co-dépendance du couple et l’organisation de la famille autour de la conduite alcoolique sont constitutives du système alcoolique qui ignore le temps et fonctionne sans historicité ni mémoire dans une actualité sans cesse renouvelable (3).

 

Aussi bien l’alcoolique que son conjoint ne semblent pas avoir accès ni à l’autonomisation ni à la différenciation, par rapport à leurs familles d’origine ; l’alternance des générations, marqueur de l’écoulement du temps, est mal supportée dans ces familles ; les frontières entre les générations y sont floues. Dès la formation du couple, chacun se voit dans un conflit de loyautés entre son conjoint et sa famille d’origine ; un sentiment de culpabilité et de dettes s’installe à l’égard de la famille d’origine et plus tard à l’égard du conjoint.

 

 Le plus souvent, les attitudes des familles d’origine confirment cet état, de facto, en adoptant des conduites envahissantes face au nouveau couple, s’immisçant dans leur vie au quotidien, ou  en ayant des conduites culpabilisantes(« -depuis ton mariage tu nous as oubliés ! ») , en laissant planer des intimidations de séparation définitive (« -vu ton mode de vie et ton choix de partenaire ce n’est plus la peine de se revoir !»), ou en établissant une reconnaissance conditionnelle de la filiation de l’enfant-adulte (« -tu n’es plus le/la même, quand tu es avec ton conjoint ; te voyant on n’aurait pas cru que tu fais parti de notre famille ! »).

 

Pour préserver leur couple, l’alcoolique et son conjoint, sont en quête de prétextes qui leur autoriseraient, eu égard des familles d’origine, de vivre leur intimité. Un facteur tiers, considéré comme principe organisateur de la vie conjugale, puis de la vie familiale (des difficultés socioprofessionnelles, un enfant malade, et bien sûr la souffrance alcoolique) peut excuser, voire justifier aux yeux des familles d’origine, l’alliance et la solidarité du couple du patient alcoolique. En fait, le fonctionnement bimodal (l’alternance sobriété/alcoolisation) (23, 24), établi par la conduite alcoolique, leur permet d’être alternativement loyal au conjoint et à la famille d’origine. Toujours alliés à leurs familles d’origine, ils vivent leur conjugalité clandestinement, sous couvert de solidarité et de compassion, justifiées par la souffrance.

 

Dès lors, l’alcoolisation autorise une communication meilleure et des échanges affectifs, qui vont apparaître sans aucune valeur signifiante ni symbolique, aux yeux de la famille d’origine. Leur couple n’est pas cautionné par la loi de l’alternance des générations ; le temps est suspendu ; le partenariat affectif fondé sur la sexualité hors de la famille n’est ni autorisé ni validé ; ce n’est qu’un caprice adolescent !

 

4.     De la hantise du manque à la non différenciation de soi.

 

L’histoire de Siegfried

 

En 1996 (début de son abstinence) Siegfried a 35 ans ; il est bûcheron, jardinier, photographe, toxicomane et alcoolique depuis ses 18 ans et atteint d’une hépatite C. Il a une sœur aînée, toxicomane et séropositive hiv et il avait un petit frère toxicomane et mort de Sida. Le père, assureur à la retraite, est issu d’une famille bourgeoise parisienne ; ce père a perdu son propre père lorsqu’il avait 12 ans. Siegfried dit de son père : « il fuit, toujours, sa femme, sa famille, sa vie ! Il était plus lié à ses parents qu’à ses enfants et sa femme ». Sa mère est également issue d’une famille bourgeoise parisienne ; elle a un frère aîné et une sœur cadette. Leur père, alcoolique, est décédé, alors qu’elle avait 5 ans, après avoir dilapidé la fortune familiale ; leur mère (la grand-mère de Siegfried)  s’est remariée et un petit demi-frère a vu le jour ; la mère de Siegfried s’est profondément attachée à ce demi-frère. La grand-mère maternelle à toujours montré que l’existence de ses deux filles l’encombraient, alors qu’elle s’est toujours investie dans l’éducation et la vie de ses garçons, surtout du petit dernier.

Siegfried décrit sa mère comme une « contrôleuse » qui fait sentir sa présence et son anxiété à tous les membres de la famille tout en créant un sentiment de manque, d’absence ; « je la cherchait, elle ne répondait pas ! et pourtant, elle était tout le temps à la maison ; je me suis habituait à son absence »

Un jour, il avait 5 ans, il a vu sa mère pleurer devant la télévision ; il a appris que son oncle, le demi-frère de sa mère, était mort au Viêt-Nam, au cours d’une bataille ; il était grand reporter ; dans la famille, il était considéré comme un casse-cou ; il était, toutefois, la gloire familiale. Alors, Siegfried réalise que souvent sa mère se trompait et elle l’appelait par le prénom de défunt.

Lors des séances, Siegfried ne parle que de son sentiment du manque : manque du père, manque d’une mère dépressive, manque de repères, manque de conseils,  manque de cadre, manque de clarté quant à son ascendance.

 

L’histoire de Niels

 

 Niels a 36 ans, alcoolique depuis quatre ans et buveur excessif dès la fin de l’adolescence,  il est commercial, sans emploie actuellement, et il vit chez ses parents depuis 2 ans. Il a vécu pendant quelques années avec une femme de couleur puis il a rompu considérant que son père n’approuvait pas cette relation ; par la suite, il s’est considéré homosexuel et il a vécu en couple avec un homme ; cette relation ne s’est pas avérée ni plus satisfaisante ni plus stable que la précédente et Niels y a mis fin pour sombrer dans l’alcoolisme et regagner le domicile de sa famille d’origine.

 

 Il est le troisième/quatrième de la fratrie, position qu’il partage avec son frère jumeau ; le frère aîné souffre de la trisomie 21 et ils ont une sœur en deuxième position. Son frère jumeau, divorcé, vit près des parents et il élève, avec leur aide quotidienne, son fils âgé de 5 ans. La sœur semble être la seule à avoir réussi son  autonomisation au prix de son intégration parmi les témoins de Yéhova ; toutefois, depuis deux ans, elle passe la majorité de ses week-ends chez les parents pour les aider à faire face à la prise en charge du frère aîné trisomique, du petit-fils et surtout de Niels lourdement alcoolisé. Le père de Niels, orphelin, a grandi à la DDASS ; la mère de Niels fille unique, orpheline de père, a toujours vécu avec sa mère ; même après leur mariage, cette grand-mère de Niels est restée au sein et au centre de la vie familiale, faisant la loi ou plutôt imposant sa loi : Niels se souvient de sa grand-mère le menaçant de son désamour s’il allait jouer chez des amis pendant les vacances estivales plutôt que rester auprès d’elle.

 

 Le père avoue, par ailleurs, cautionner les conduites de la grand-mère car elle assurait la cohésion familiale (sa clôture sur elle-même) et c’était rassurant pour lui !

Au fil des séances de la thérapie familiale, nous sommes confrontés à leurs sentiments du manque qui les envahissent dès qu’ils s’éloignent du système familial et d’un sentiment de sérénité qu’ils retrouvent lorsqu’ils réintègrent la vie familiale, peu importe la raison de ce retour, le plus souvent un échec. Personne, dans la famille, ne s’interroge sur ce phénomène ; ils cautionnent cette attitude comme preuve de l’affection et de la solidarité qui règne dans la famille. De sorte, ils s’amusent à se rappeler que le père avait renoncé à une promotion professionnelle qui imposait un déménagement, soutenu dans sa décision par la grand-mère qui menaçait de se suicider s’ils partaient ; ou, du tollé familial, quand le père avait dansé avec la voisine au bal du 14 juillet alors que la mère était absente, en voyage.

 

L’histoire de Cendrillon

 

Cendrillon, 60 ans aujourd’hui, célibataire, appartient à une grande famille bourgeoise ; elle a été anorexique depuis l’âge de 18 ans et alcoolique depuis l’âge de 24 ans ; elle est rétablie depuis une dizaine d’année. Son rétablissement a été mal vécu par sa mère, ses sœurs et ses frères. Ils la trouvèrent bien plus drôle et serviable lorsqu’elle buvait et elle ne mangeait pas. Quelques semaines après son rétablissement durable ils sont fait part de leur mécontentement aux médecins qui se sont occupés de Cendrillon ;  la mère, elle même médecin dans sa jeunesse, en colère contre ces médecins impertinents leur a envoyés des coussins brodés en guise de cadeau de remerciement qui étaient truffés à l’intérieur d’aiguilles ! 

Cendrillon est toujours en manque d’amour et de compréhension ; elle se sent toujours seule et rejetée ; elle cherche, en vain, chez les A.A. et dans sa foi religieuse de la consolation et de l’espoir.

Sa mère, âgée aujourd’hui de 93 ans, est en possession d’une fortune impressionnante, héritée du père de Cendrillon qui est décédé il y a 15 ans. Elle a peur de « mourir sur le paillasson », elle ne cède donc rien à ses 5 enfants qui ont, par ailleurs, des situations confortables. Elle dit avoir souffert toute sa vie de ne pas être fière d’un mari qu’elle juge mou, fuyant, lâche.

 La sœur aînée de  Cendrillon se plaint manquer de la reconnaissance de ses droits d’aînesse  de la part de ses parents, au profit de son petit frère, dernier de la fratrie que la mère considère comme le chef de la famille depuis la disparition du père. Elle manque, également, du respect de ses enfants qui la trouvent « vieux jeu ».

La seconde sœur de Cendrillon, mariée à un Américain, vit aux USA depuis 25 ans. Elle considère avoir été rejetée et renvoyée par la famille car elle était de trop.

Le frère aîné de la fratrie, socialiste et athée dans une famille catholique et bourgeoise assume silencieusement son rôle de bouc émissaire ; il vit, en apparence, loin de la famille, bien qu’il est toujours présent dans toutes les manifestations familiales ; il se considère toutefois exclu de la famille.

C’est le petit dernier, banquier de son état, qui a eu les faveurs des parents et se présente comme l’actuel chef de la famille. Il se plaint d’un manque total de reconnaissance et de confiance de la part de ses frères et sœurs et il se présente comme le tâcheron de la famille ; les autres lui reprochent d’avoir une épouse anglaise ( !) et d’être un homme violent.

Toute la famille, mis à part Cendrillon, se sent honteuse en raison du père. C’était un homme austère, silencieux, anorexique qui a travaillé jusqu’à ses 88 ans, trois semaines avant sa mort. Il a su construire une fortune colossale. Ce fils de banquiers et d’assureurs a toujours été la honte de sa propre famille car il a été un artiste (en fait un ingénieur ayant privilégié sa passion pour l’art sans pourtant négliger ses intérêts de chef d’entreprise)  ce que sa famille d’origine et son épouse ont vécu comme un déclassement social. Pour son épouse,  il aurait pu et du gagner bien plus d’argent et assurer une position sociale encore plus prestigieuse, comme ils ont fait ses frères et ses cousins.  Cendrillon pense que son père a vécu et il est mort dans le désamour ; elle est submergée de forte tristesse et de colère rageuse : elle dit « ça me donne envie de boire, de cogner ; je perd sommeil et appétit ; je voudrait mourir ! Mieux : les tuer ».

En fait, Cendrillon était du côté du père dans toute les conflits et disputes familiales. Ce rapport oedipien ( !) mal résolu sans doute semble lui avoir été consigné par les autres membres de la famille. En raison de son alliance avec le père elle a fréquemment  essuyé l’agressivité des autres membres de la famille. Elle n’a quitté le domicile familial qu’après la disparition du père. Elle considérait qu’elle devait être présente et s’interposer lors des disputes parentales. Elle a eu une vie amoureuse très pauvre ; pourtant, en raison de son célibat prolongé et de son alliance avec le père, sa mère et ses sœurs l’ont toujours considérée comme une collectionneuse d’homme et l’ont traitée de femme ayant « la cuisse légère ». 

 

 

Nous avons rencontré la hantise du manque à chaque génération du système alcoolique (ce n’est pas spécifique au système alcoolique mais un trait commun avec les familles de patients toxicomanes ou anorexiques).

 

4.1. La hantise du manque peut prendre plusieurs aspects différents : manque de l’autre, d’amour, de notoriété, de respect, d’autorité,  d’argent, de sexe, de reconnaissance (4). Il s’agit d’une modalité relationnelle qui se compose d’un mythe familial, des mécanismes anticipatoires qui en découlent et d’une organisation familiale consécutive.

Il est aisé d’y voir, à l’origine, la traduction interactionnelle et familialiste d’une « faille narcissique » et de son cortège d’investissements affectifs impossibles. Les séances de thérapie familiale, incluant trois générations présentes, ont permis de constater que des troubles narcissiques sont habituellement retrouvés chez les parents ou les grands-parents aussi bien de l’alcoolique que de son conjoint ; ces couples se sont constitués à partir et autour de ces failles narcissiques ; elles nourrissent et entretiennent plusieurs versions diverses de mythes familiaux qui cultivent la hantise de manque ; cette modalité relationnelle familiale,  est transmissible sur quelques générations. Dans ces systèmes familiaux, les multiples troubles narcissiques des uns et des autres, interdisent l’émergence de mythes familiaux qui favorisent la mise en perspective (ou mise en devenir) de leurs vies. La hantise de manque y apparaît, alors, comme une réponse alternative possible et efficiente  car elle revêt d’une dimension existentielle, traduisant en quelque sorte, l’angoisse du temps qui passe, le manque du temps.

 

4.2. Les mécanismes anticipatoires, qui en sont la conséquence, mettent en place un contexte familial qui « échappe » au temps, qui se situe hors temporalité, sans historicité. Les personnes vivant dans ce contexte familial ne se sentent pas intégrées dans une narration familiale continue. Ils ont, par ailleurs, beaucoup de difficultés à raconter leur histoire  et à présenter un récit ordonné chronologiquement. Au lieu d’une narration familiale, ils présentent une liste de pertes, de séparations et de deuils inachevés, sans pour autant respecter un ordre chronologique.

Un tel contexte fonctionnerait comme une « bulle solipsiste », imposant le repli sur soi, le renoncement à toute différenciation et l’évitement de la différence, l’ignorance de l’altérité, l’instauration irrévocable d’un univers familial interne qui se trouve assiégé par un monde extérieur intraitable, de sorte que les mécanismes morphogénétiques (tenant compte des autres et de l’écoulement du temps) soient « endormis » ! Même dans les familles dotées de mythes cosmopolites, de mythes d’originalité ou de mythes d’ouverture aux autres, il n’existe pas de possibilités de commerce, d’influences et de co-évolution entre l’univers familial interne et le monde environnant ; ou alors le mythe prédit (et prévoit) la sanction consécutive à une éventuelle ouverture, qui est, le plus souvent, la perte de soi ou des autres membres de la famille.

C’est, en fait, l’écoulement du temps et l’évolution des personnes, des rôles et des fonctions au sein des différents systèmes relationnels, qui sollicitent fortement les capacités de leurs membres à contenir et à mentaliser leurs émotions et pulsions. Dans les systèmes familiaux alcooliques, l’évolution des enfants, leurs transformations physiques et psychiques, la probabilité de leur départ ou l’arrivée de leurs partenaires dans le système familial mettent le narcissisme des parents à  rude épreuve ; plutôt que élaborer mentalement ces changement, gérer l’éloignement et l’autonomisation progressive de leurs enfants, ils seront tentés, alors, de se dérober de la scène relationnelle contenante  et co-évoluant, pour chercher à se rassurer derrière des impératifs moraux.

 

4.3. La hantise du manque apparaît dès la formation d’un couple. Chaque partenaire anticipe le manque de l’autre, et ce faisant il adopte des conduites d’évitement du manque, et il manque, justement, à son partenaire, lequel agit également de la même manière.

 

4.4.  Pour une famille, vivant dans la hantise du manque, tous les matins c’est le premier matin du monde ! Cette modalité relationnelle serait transmissible d’une génération à la suivante ; c’est, en fait, un contexte propice à l’installation, au maintien ou à la réactualisation de défaillances narcissiques chez les membres du système familial. De ce fait, les pathologies addictives sont des pathologies actuelles du lien familial.

La pratique clinique suggère cinq « vecteurs » possibles de cette transmission : (a) l’expérience d’avoir été « insuffisant » pour ses parents, avoir été « trop tôt » ou « de trop »; (b) l’expérience également d’une perte précoce ou d’une absence parentale, mais également d’une négligence parentale ; (c) l’expérience d’une relation « trop investie» par l’un des parents à qui l’enfant se sent indispensable ; (d) l’expérience de ne pas avoir droit à sa propre vie qu’on doit consacrer aux besoins de ses parents, de ses proches ; (e)  l’expérience de la destruction des rituels familiaux. (avoir vécu son enfance dans un contexte familial dépourvu de rituels qui scandent le temps, qui assurent la continuité, qui confirment l’appartenance, qui organisent le passage d’un âge à l’autre et assurent l’autonomisation). Ces expériences ne configurent pas seulement un fonctionnement intrapsychique mais elles concrétisent aussi des modèles relationnels transmissibles (13). Toutes ces expériences aboutissent d’une façon ou d’une autre à suspendre le temps (en fait, il s’agit de la conscience partagée dans le système familial de la temporalité de ses membres) en entravant la mise en perspective de la vie de l’enfant ou de l’adolescent et en rendant incertaine la conviction, partagée au sein de la famille, d’un avenir.

J.Ablon (1) montre comment les schèmes culturels et communautaires qui codifient et justifient les modalités d’autonomisation et de différenciation de soi au sein des familles conditionnent la transmission transgénérationnelle des conduites alcooliques.

 

Pour ces enfants qui ont vu le jour et grandissent dans un contexte familial caractérisé par la hantise de manque, leur différenciation de soi est sérieusement compromise. Cela est vrai pour les enfants du système alcoolique mais également pour l’enfance de l’alcoolique et de son conjoint codépendant (17). 

 

 

5.  Etre enfant dans le système alcoolique

 

5.1. Les enfants dans un système alcoolique souffrent souvent du repli narcissique du couple co-dépendant de leurs parents, de la honte et de la culpabilité de ne jamais être à la hauteur des exigences parentales. Ils font l’expérience d’un contexte de précarité relationnelle et ils se sentent exclus au sein même de leur propre famille.

Ils sont des personnages de la narration parentale ; ils sentent fortement qu’ils ne doivent pas s’approprier leur vie ni tenter de devenir l’auteur d’une parcelle de leur histoire, quitte à insuffler des réactions de panique, d’abandon et d’agressivité dans le couple parental co-dépendant.  Ils se sentent fautifs de toute conduite d’autonomie et de différenciation qui risque fort de réactiver l’angoisse de séparation des parents. Ils se trouvent, dès lors, dans la nécessité de contrôler leurs corps, son évolution physiologique et psychologique ; de même, ils doivent contrôler leurs émotions et sentiments. Ils en découlent des troubles de conduites alimentaires, une absence d’insight et des troubles d’expression des affects.

 

5.2. Ils sont hyper-responsabilisés et doivent prendre en charge les parents (l’alcoolisme et le désespoir de l’un, la tristesse et la colère de l’autre) ; ils ne peuvent s’attendre à aucune reconnaissance de leur parentification. Il en résulte une forte impression de violences subies, de transgressions et de trahisons. Pris dans une alliance d’allure incestueuse avec l’un des parents, ils font l’expérience effroyable d’être subitement plongé dans l’intimité parentale. Ils doutent sur leur propre place dans la famille et les expectatives des autres.

Ils se sentent pris dans des imbroglios et des instigations parentales et grands parentales. Des alliances déloyales se nouent, en fait, entre petits enfants et grands parents, fondées sur l’exclusion et la disqualification du couple parental sous prétexte d’indisponibilité et d’incapacité à exercer l’autorité parentale. Ils  vivent dans un contexte familial organisé, d’une génération à l’autre, autour de la hantise du manque. C’est une occasion pour ces grands parents d’avoir un « second round » de parentalité et d’éviter de métaboliser l’éloignement relationnel de leurs propres enfants.

Ces enfants se montrent las, désabusés, submergés par la colère qu’ils n’arrivent pas, pour autant, à exprimer.

 

5.3. Ils ont la conviction intime d’être différent des autres (transmission transgénérationnelle de la faille narcissique). Ils manifestent une grande méfiance à l’égard des personnes extérieures au système. Ils font, également, preuve d’inhibitions face au savoir et ils ont peur de leur propre curiosité. Les phobies scolaires et les phobies sociales y sont fréquentes.

 

6. Limites du concept  et intérêt opératoire de la modélisation.

 

Les concepts du système alcoolique et de la codépendance du couple de l’alcoolique ne seraient pas, très probablement, pertinents  qu’en présence des quatre critères suivants réunis :

 

Lorsqu’un des conjoints souffre d’alcoolisme chronique ou lorsque l’alcoolisme a succédé à des conduites toxicomaniaques ou à des troubles alimentaires ou lorsqu’on retrouve plusieurs incidents de conduites addictives concernant différents membres du système familial, sur au moins trois générations.

- Lorsqu’on constate cliniquement la destruction des rituels familiaux par la conduite alcoolique.

- Lorsque les schèmes interactionnels familiaux sont répétitifs et prévisibles.

- Lorsqu’une ou les deux familles d’origine sont impliquées dans la vie quotidienne du couple ou de la famille ou d’un des conjoints.

 

Ces critères d’inclusion font la différence avec les buveurs excessifs, les alcoolisations réactionnelles  qui seraient des conduites fortement induites et expliquées par le contexte culturel et l’alcoolisme chronique enkysté par le système familial qui a su préserver les rituels familiaux (29).  Ils permettent, par ailleurs, d’identifier les systèmes familiaux organisés autour de la hantise de manque et prendre en considération les souffrances addictives de différents membres du système familial même si elles échappent provisoirement à un diagnostic clinique.

 

L’intérêt de cette modélisation réside dans l’effort d’une intégration opérationnelle de l’organisation familial systémique transgénérationnelle autour de l’alcool, des distorsions de la temporalité qui y sont associées, et de la souffrance des enfants du système familial. Lors d’une démarche thérapeutique, cette modélisation permet de prévoir que les dettes de loyautés de l’alcoolique eu égard de son conjoint et de ses parents interféreront avec toute relation transférentielle. Le thérapeute est pris, malgré lui,  dans une compétition  à « qui sauvera l’alcoolique » ; ledit alcoolique s’y échappera en buvant et allié à l’alcool imposera son pouvoir à la cacophonie ambiante. Pour éviter la surenchère systémique à la démarche thérapeutique et gérer la crainte de perdre leur malade, il faut mettre en place un contexte de thérapie familiale ; bien avant se préoccuper de l’alcoolique, il faut prendre en charge son environnement (26).

 

Les tentatives  de disqualification de leadership lors de toute démarche thérapeutique sont à prévoir aussi. En fait, chaque étape thérapeutique amorce, au sein du système familial, des réaménagements consécutifs qui ne se font pas sans douleur ni opposition : l’enfant parentifié perd son grade, le grand père n’est plus le soutien de la fille aînée,  et la grande mère retrouve ses pots de confitures en même temps que l’alcoolique redécouvre son conjoint, les ressentiments des uns rencontrent les remords des autres. Le processus de rétablissement de l’alcoolique rime avec désenchantement  et désillusion chez ses proches. En fait, on découvre que l’alcool n’explique pas tout et qu’on est tous perfectibles : il n’y a pas de réponse définitive à la hantise de manque ! C’est une expérience qui, pour certaines personnes, peut s’avérer insupportable  et induire des fugues, des déclarations de rupture (ou de deuil) définitive ou des tentatives de suicide.

 

L’inscription de la prise en charge du système familial dans le temps réveille les angoisses en même temps que les mécanismes morphogénétiques. La chute dans le temps peut s’avérée également insupportable pour le conjoint et les parents de l’alcoolique. Le système alcoolique est fortement incité à découvrir des mots puis du sens à ses actes, interactions et rituels pour apaiser la hantise du manque.

 

Cette modélisation explique qu’aider un alcoolique à se rétablir conduit à prendre part à des luttes de pouvoir et des craintes de séparation qui seraient, par ailleurs, à l’origine de la conduite alcoolique. L’écoute du thérapeute, ses conseils, ses interprétations ou ses recadrages éventuels, sa motivation et son engagement seront repris et reconsidérés par l’entourage de l’alcoolique avec l’intention première de s’opposer à tout changement ; ce sera toutefois l’occasion pour le thérapeute d’inspirer des changements aux différents membres de la famille (3, 26). Il n’y a pas, en fait, d’alcoolique chronique sans un système familial idoine qui souffre et revendique le droit d’être entendu, autant que leur malade, de leur souffrance.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

  1. Ablon, J. The significance of cultural patterning for the « Alcoholic Family ». Family Process 1987; 26:111-129

  2. Anastassiou,V. Les distorsions des fonctions parentales dans le système alcoolique. Alcoologie et Addictologie

  3. Anastassiou,V. La mise en crise du fonctionnement de système alcoolique par l’organisation d’une approche thérapeutique à effets imprévisibles. Thérapie Familiale,1996 ;17 :127-149

  4. Anastassiou,V. Schweitzer, M. Sokolow, I.. Pour le meilleur et pour le pire. Alcoologie et Addictologie 2002 ; 24(1) :53-62

  5. Ausloos, G. La thérapie familiale dans l’alcoolisme et les autres toxicomanies,  Thérapie Familiale, 1982, vol3, p.236-256

  6. Bailly, D (sous la direction). L’angoisse de séparation. Ed.Masson. Paris 1995

  7. Bateson, G. Vers une écologie de l’esprit Ed.Seuil, Paris 1977

  8. Bennet,L.A Wolin,S.J Reiss,D.Teitelbaum,M.A  Couples and risk for transmission of alcoholism: Protectives Influences. Family Process 1987; 26:111-129

  9. Bowen,M. Family therapy in clinical practice. Jason Aronson N.Y. 1978

  10. Cermak,T.L. Diagnosing and Treating codependance. Johnson Institute Books, Minneapolis, 1986

  11. Edwards,P. Harvey,C. Whitehead,P.C. Wives of Alcoholics: A critical review and analysis. Quart.J.Stud.Alc.1973;34:112-132

  12. Ewing,J.A. Long,V. Wenzel,G.C. Concurrent group psychotherapy of alcoholic patients and their wives. Int. J. Group Psychoth. 1961;11:329-338

  13. Fiese,B. Dimensions of family rituals across two generations: relation to adolescent identity. Family Process 1992; 31:151-162.

  14. Gliedman, L.H. Concurrent and Combined Group Treatement  of chronic alcoholics and their wives. Int. Group Psychoth. 1957;7:414-424

  15. Kerr, M. Bowen, M.    Family Evaluation : An approach based on Bowen theory. W.W.Norton N.Y. 1987

  16. Lachkar, J. The Narcissistic/Borderline Couple: a psychoanalytic perspective on marital treatment. Brunner/Mazel publishers N.Y 1992

  17. Lawson,D.M  Brossart,D.F  Intergenerational Transmission : Individuation and Intimacy across three generations Family Process 2001 40:429-442

  18. Le Goff, J.F L’enfant, parent de ses parents. Ed.L’Harmattan, Paris 1999

  19. Nirenberg,T.D Liepman,M.N Begin,A.M. Doolittle,R.H Broofman,T.E The sexual relationships of male alcoholics and their female partners during periods of drinking and abstinence. Journal of studies of alcohol 1990; 46: 333-345

  20. Prest,L.A. Benson,M.J. Protinsky,H.O. Family of origin and current relationship influences on codepedency. Family Process 1998;37:513-528

  21. Rousseau,J-P. Faoro-Kreit,B. Hers,D. L’alcoolique en famille. De Boeck Université Paris Bruxelles 1996

  22. Steinglass,P. A life history model of the alcoholic family. Family Process 1980;19:211-226

  23. Steinglass,P. Davis,D. Berenson,D. Observation of conjointly hospitalized alcoholic couples during sobriety and intoxication. Family Process 1977; 16:1-16

  24. Steinglass,P. The Alcoholic Family at home: patterns of interactions in dry, wet or transitional stages of alcoholism Archiv. Gen. Psychiat. 1981; 38:578-584

  25. Steinglass,P. Tislenko,L. Reiss,D. Stability/instability in the alcoholic marriage: The interrelationships between course of alcoholism, family process and marital outcome. Family Process 1985; 24:365-376

  26. Vetere, A.  Henley, M.  Intergrating couples and family therapy into a community alcohol service : a pantheoretical approach. Journal of family therapy february2001;23-1:85-101

  27. Whitaker,C.A Bumberry,W.M  Dancing with the family: a symbolic-experiential approach. Brunner/Mazel publishers N.Y 1988

  28. Wolin,S.J Bennet,L.A Noonan,D.L Family Ritual and the reccurence of alcoholisme over generations Amer.J.Psychiat. 1979; 136:589-593

  29. Wolin,S.J Bennett,L.A  Family Rituals Family Process. 1984; 23:401-420. Conséquences au cours du processus psychothérapique (individuel : dette de loyauté entre conjoint et thérapeute), (systémique : jeu de pouvoir, défiance et méfiance face aux manœuvres de thérapeute). Conséquences au sein de la famille : dettes de loyautés entre parents et enfants, absence organisationnelle et fonctionnelle, besoin d’évasion (ou time out). Vignette clinique de Hans et Greta

  30. Conséquences d’une faible différenciation de soi chez les partenaires du couple de l’alcoolique : troubles de filiation dans le système alcoolique ; justification  opératoire du concept de système alcoolique. Vignette clinique de Ken et Barbie et de Alan M.

  31. La hantise du manque comme vecteur de transmission transgénérationnelle (de la pathologie individuelle au dysfonctionnement systémique). Actualité du traumatisme et pathologie actuelle. Vignette clinique de Bénédicte L. et de Cynthia et Emmanuel M.

  32. Etre enfant dans le système alcoolique (autres tb de la parentalité et souffrances de l’enfant).

  33. Conclusions pratiques pour la prise en charge thérapeutique.

 

Il serait intéressant d’aborder le sujet sous forme de lorsque je reçois une famille avec des enfants en consultation familiale d’alcoologie voilà ce que je fais et pourquoi, voilà ce que je vois et à quoi cela me fait penser. De même, avec une telle approche ou une autre il faudrait présenter des exemples cliniques de l’intervention thérapeutique.

 

Téléchargement d'une version Word au format .doc :

http://anastassiou.free.fr/documents/codependance.doc

© Vanghelis Anastassiou - 2005

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.